25/04/2024
Pascal Quignard, Petits traités, III
Supposé que l’espoir nous prenne de compenser le peu de nécessité que nous trouvons dans les choses du monde et dans l’ordre désordonné de la nature en écrivant des livres, l’ordre que nous imposons à ce que nous écrivons n’aboutit jamais à élever le livre au niveau du réel, au statut d’une région où le phantasme, le symbole, le sens soient enfin arrachés. Au contraire. Tout l’artifice que nous introduisons à cette fin s’accroît au fur et à masure que nous lisons, fait hyperboliquement retour, et l’existence d’un livre nous apparaît à chaque fois particulière, disproportionnée, chétive, risible, infiniment touchante. Tout l’ordre et l’intention et la maîtrise et la beauté s’effondrent infiniment à tout instant dans l’absence de nécessité de tout livre. Nul n’est jamais contraint de faire un livre. Même les dieux des religions révélées. Et infiniment ils nous semblent vains.
Pascal Quignard, Petits traités, III, Maeght, 1990, p. 78-79.
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23/04/2024
Pascal Quignard, Petits traités, VII
Les vieilles maisons sont des fées. Les vieilles maisons de famille sont invendables parce qu’elles ne sont plus des objets. Les « lèvres velues » disent le sexe féminin. Ridiculement, la moustache au-dessus de la bouche des hommes cherche à les rappeler comme un enfant imite les manies de sa mère.
Pascal Quignard, Petites traités, VII, Maeght ; 1990, p. 75.
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21/04/2024
Pascal Quignard, Petits traités, V
Il ne nous appartient pas de lire absolument. Nous ne lisons pas dans la connaissance que nous lisons. La si curieuse expérience de la lecture n’appartient qu’aux circonstances qui ont procuré, selon certaines civilisations, selon certains siècles, à certains d’entre nous, 1. Une voix tournée vers son silence, 2. L’usage de l’écriture et des livres pour nous maintenir dans ce désir, et dans l’oubli de ce désir, par la disposition si « autistique » et si curieuse — tournée vers soi, mais un soi hors de soi — de lire. D’être dans la langue seul et en silence.
Pascal Quignard, Petits traités, V, Maeght, 1990, p. 10-11.
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20/04/2024
Pascal Quignard, Petits traités, II
La langue n’est pas liée à la « vie ». Le langage ne répond pas à un besoin. Son usage ne remplit pas une fonction. Le langage dit plus qu’il n’est besoin qu’on dise. Le fait de parler n’est pas un acte nécessaire. Aristote écrivait : la voix est un luxe sans lequel la vie est possible. Tout l’exprimable est sans rapport à ce que suppose la survie d’une espèce — à supposer que l’on ait jamais songé que la survie d’une classe animale suppose l’exprimable.
Luxe, déséquilibre, excès qui les fondent. Qui les entraînent sans qu’une fin les ordonne.
Pascal Quignard, Petits traités, tome II, Clivage, 1982, p. 15-16.
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28/02/2023
Pascal Quignard, Les Paradisiaques
Souffrance indicible qu’on ressent devant les parents très âgés, ou sortant d’une anesthésie générale, ou frappés par la maladie d’Alzheimer, ou revenant d’un coma.
Soit ils ne nous reconnaissent plus du tout. Soit ils se méprennent en voyant en nous d’autres vivants. Soit ils nous confondent avec des morts que nous avons peu ou pas connus parce qu’ils sont décédés depuis tant de temps.
Alors nous éprouvons la certitude, plus encore qu’à d’autres moments de notre vie, que nous avons tous déjà vécu une existence antérieure.
Pour les humains le désir de rentrer se confond au désir de mourir.
Il est difficile de distinguer entre espoir de reconnaître , désir de rentrer à la maison, envie empressée de n’être plus.
Pascal Quignard, Les Paradisiaques, Folio/Gallimard, 2007, p. 80.
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25/02/2023
Pascal Quignard, Sordidissimes
L’art n’est pas grand-chose. Dans ce monde ce n’est vraiment pas grand-chose pour peu qu’on compare tous les arts à la nature sur la terre.
L’art est un pas grand-chose qui hérite du Vieux Sac .
L’art est l’arrivée trop tardive.
Créer c’est chercher son hôte. Pour les animaux il s’agit de trouver un lieu pour le succès de la ponte. Pour les oiseaux il s’agit de le construire. Pour les fleurs et les arbres obtenir une terre où fleurir. Un site. Un bout de muraille rongée. La corniche d’une falaise. Un intervalle dans le temps. Un lapsus du temps ou plutôt un fragment d’Eden du temps, une petite branche ou une feuille — un petit folio de l’arbre prélapsaire.
Pascal Quignard, Sordidissimes, Folio/Gallimard, 2005, p. 168.
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28/01/2022
Pascal Quignard, Mourir de penser
La mort d’Ariane
Thésée, sa pelote de fil dans la main, ne la prévint pas et suivit le rivage.
Il a suivi le bord du rivage qui venait toucher l’eau comme si c’était un fil.
Il a rejoint son bateau. Il est monté à bord. Il a saisi le cordage à deux mains. Il a brusquement tiré sur la corde. Il a hissé la voile. Il est parti.
C’est ainsi que sans rien lui dire, sans regarder derrière lui, Thésée abandonne Ariane entre les phoques et les loups, cramponnée à son récif isolé. Elle lève les yeux ; elle est survolée par les faucons de mer. C’est l’île de Dia, en face de Gnose. Là, sur son rocher, alors qu’elle crie de plus en plus vainement, qu’elle articule de moins en moins fort le nom de Thésée qui vient de la délaisser, alors qu’elle meurt au lieu où elle fut délaissée, alors qu’elle gémit, tout bas de façon douloureuse et lancinante, ce nom aimé, alors que peu à peu ce nom se fait chant et qu’il cesse de désigner un être, tandis qu’elle module et accentue son thrène dans la douleur, c’est Liber qui vient la prendre dans ses bras, ouvre ses ailes, et la transfère dans le ciel.
Pascal Quignard, Mourir de penser, Folio/Gallimard, 2015, p. 78-79.
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27/01/2022
Pascal Quignard, Mourir de penser
Il est des aspects du réel auxquels on ne peut accéder que si et seulement si on en manque d’autres.
On ne peut jouir en ouvrant les yeux.
Toute vision x est un aveuglement y.
Toute audition y est une surdité x .
Qui flaire ne goûte pas.
Qui écoute ne saute pas.
On ne dort pas debout.
On n’aime pas quelqu’un si on songe à soi.
Pascal Quignard, Mourir de penser, Folio/Gallimard, 2015, p. 178.
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26/01/2022
Pascal Quignard, Sur le jadis
La formulation archaïsante des proverbes soudain surgissant dans le discours actuel renvoie à un passé sans détermination et de ce fait dont l’autorité peut passer pour absolue.
Cette absence de détermination dans le passé linguistique rend la phrase abyssale.
Ce langage coalescent se concrétionne peu à peu sous la voûte du crâne et s'y suspend.
Petites voix hallucinogènes qui, glissant goutte à goutte, creusent petit à petit des chemins sur la pente vide du temps que le langage découvre.
Cette mise hors du temps du temps est un placement dans le temps des contes.
Le proverbe est de l’Il était une fois à l’instant où il se fragmente.
Pascal Quignard, Sur le jadis, Folio/Gallimard, 2004, p. 180.
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25/01/2022
Pascal Quignard, Abîmes
Le malheur est distinct du désespoir.
Le malheur consiste en la croyance au présent. Le malheureux est le corps qui exclut que tout passé puisse l’affecter. La dépression, l’acedia redoutent de façon panique le passé ressurgissant ici comme un fauve qui dévore. Le déprimé prétend vivre dans l’instant. Tout souvenir doit être évité. Il émeut trop. Toute rétrospection est fuie.
Le signe de la déréliction est l’impossibilité de souffrir le passé parce que la possibilité du bonheur tisse un lien puissant avec jadis.
Pascal Quignard, Abîmes, Folio/Gallimard, 2004, p. 168.
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24/01/2022
Pascal Quignard, Les Paradisiaques
Le nez
Dans le petit tiroir en bois de buis — ou plutôt dans son ombre quand on le repoussait — là était située la jouvence.
Le nez est le seul guide au paradis.
C’est le seul Virgile.
Il conduit aux grains de café brun foncé dans le moulin à manivelle.
Alors les yeux se portent sur la poudre extrêmement fine et odorante et noire dans le petit tiroir en bois que la main maigre et nerveuse de ma grand-mère tirait doucement,
versait doucement.
Moins d’eau chaude dans la chaussette,
meunier de café d’un autre temps,
vie divine.
Pascal Quignard, Les Paradisiaques, Folio/Gallimard, 2007, p. 204.
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23/01/2022
Pascal Quignard, Sordidissimes
Chapitre XXXIV
Lieu perdu. Objet perdu. Océan perdu. Cité perdue. Errant sans retour.
Comme Dante allait de petites cours en petites cours.
Navire sans voiles, sans but, sans astres sous les nuages,
avançant à l’aveugle dans la nuit de sa langue.
Homme qui même dans la nuit de sa langue ne s’avançant que dans le souvenir d’une nuit qui précède la nuit.
Car ils se souviennent d’une nuit d’avant la nuit, tous les hommes, poissons perdus, eau perdue, chaleur perdue, pénombre perdue.
Au gouvernail non pas un ni deux ni trois
rois
un amas de pilotes morts
les uns sur les autres, le ventre nu.
Car ils ont tous le ventre nu pour qu’ils se succèdent ceux qui se suivent dans le temps.
Pascal Quignard, Sordidissimes, Golio/Gallimard, 2007, p. 121.
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10/02/2020
Pascal Quignard, Mourir de penser
Écrire est cet étrange processus par lequel la masse continue de la langue, une fois rompue dans le silence, s’oriente sous forme de petits signes non liés et dont la provenance se découvre extraordinairement contingente au cours de l’histoire qui précède la naissance. Cet alphabet est déjà une ruine. Par cette mutation chaque « sens » se décontextualise. Tout signal devenant signe perd son injonction tout en perdant le son dans le silence. Tout signe se décompose alors et devient littera morte, non coercitive, interprétable, transférable, transférentielle, transportable, ludique.
Pascal Quignard, Mourir de penser, Folio/Gallimard, 2015, p. 218.
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30/09/2019
Pascal Quignard, Mourir de penser
La pensée que je ne veux pas dire est le fond de ma pensée. Et cette pensée, le corps la recèle, ego l’ignore. C’est ainsi que la détresse natale ou le trauma qui la revivifie déploient à chaque fois une étrange rumination pathogène qui n’est pas arrivée à se transformer en souvenir ni en signification. Une hypermnésie mystérieuse s’est entravée, qui n’est pas sans images, mais qui est sans narration. Il s’agit vraiment d’un disque rayé en ceci que le motif (le cauchemar, la lésion, le moment incompréhensible) se répète à l’identique, frappe à la porte, sans que rien permette d’ouvrir. Il n’y a pas de mot de passe pour le sans langage — pour l’enfance.
Pascal Quignard, Mourir de penser, Folio / Gallimard, 2015, p. 176.
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30/04/2019
Pascal Quignard, Les Larmes
Virgile
Virgile a écrit dans En. VI, 179 : On marche en direction de l’antique forêt qu’on a perdue, jadis, dès l’instant où on s’est agroupé pour tuer en imitant les essaims et ls meutes, en préparant des pièges, en dressant des filets, en entassant des pierres sur les morts, en assemblant des armées pour tuer, en constituant des nations qu’on borne de frontières imaginaires, verbales, brumeuses, impitoyables, terribles.
En latin : Itur in antiquam silvam.
Les Francs marchèrent le long du Rhin, le long de la Meuse, le long de la Moselle, le long de la Somme, le long de la Seine, le long de l’Yonne, le long de la Loire, le long de la Garonne.
On marche vers les cris qu’on a entendus dans le ventre noir des mères jusqu’au jour où on a commencé à se mettre debout et à tituber en direction de ce qu’on interprétait comme des tendres sourires, de ce qu’on découvrait comme des beaux visages aux lèvres peintes qui devenaient comme des leurres sous des grandes chevelures creuses, des grandes robes creuses, comme des lettres étranges, magiques, qui ensorcellent.
(…)
Pascal Quignard, "(Le Livre du poète Virgile)", dans Les Larmes, Folio / Gallimard, 2016, p. 173-174.
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